La Maison Familiale 1
Notre maison a été construite par mon trisaïeul, sur l'emplacement d'un enclos qu'il avait acheté vers 1855.
Il y a eu toute une épopée, avec ce trisaïeul. Il était « gilet rouge », c'est-à-dire républicain, avant la révolution de 1848. Il s'était rendu à une réunion secrète, à Soumont, et très certainement à la suite d'une dénonciation, la maréchaussée à cheval y est montée, pour y arrêter la plupart des participants. Jugés, condamnés, ils ont été envoyés dans un bagne, en Algérie. Mon trisaïeul, ayant réussi à échapper à ce coup de filet, peut-être parce qu'il était plus agile que les autres, fut condamné par contumace. Dès ce moment, il prit le maquis.
Peu de temps auparavant, il s'était marié en secondes noces avec ma trisaïeule, étant veuf de sa première femme. Il se trouve qu'il s'appelait Napoléon, et sa nouvelle épouse Joséphine... Il était beaucoup plus âgé qu'elle, et sans doute que, dans le maquis, la solitude devait lui peser. Alors il venait de temps en temps au village, mais aussitôt il devait repartir car il y avait toujours le risque d'une dénonciation. Dans ces circonstances, on prit l'habitude d'échanger des messages sur le socle des croix de chemin : il suffisait qu'il y ait trois ou quatre cailloux, ça voulait dire par exemple que le lendemain quelqu'un porterait de la nourriture, à tel endroit.
Il était paysan, mais surtout bottier : il fabriquait les chaussures de toutes les familles du village et de la région. Il notait dans un registre chaque commande, en indiquant s'il s'agissait des chaussures du père, de la mère, des enfants ou des ouvriers. En même temps, il cultivait un peu de vigne, un peu de blé...
A cette époque, tout Pié Bouissou était cultivé en blé, sur de petites étagères. De là-haut, on descendait du blé magnifique parce que c'était une terre grasse, profonde, un peu humide à cause des sources.
La vigne, on la cultivait sur des terres moins fertiles, en petite quantité : ce n'est que plus tard, quand les exploitations minières ont commencé à se développer dans l'Aveyron, qu'il a fallu des quantités énormes de vin pour abreuver ces pauvres mineurs. On se contentait de petits vins. Alors on a planté de la vigne, qui était de la vigne française et qu'on appelait du plant direct. C'est ce qui a fait la viticulture du Midi. C'était avant le phylloxéra (1864).
Quand la République a été restaurée, en 1848, les républicains condamnés ont évidemment été réhabilités, et on leur a même versé une petite pension, réversible sur leur descendance. Pour mon trisaïeul, qui vivait en autarcie, cet argent représentait une somme intéressante, et c'est ainsi qu'il a acheté l'enclos, en 1855, et qu'il a fait construire la maison quelques années plus tard.
C'était un petit mur entourant un genre de mare, avec des canards. A côté, il n'y avait rien de plus que d'autres enclos. Devant c'était une vigne, du côté du vieux village il y avait le jeu de ballon, et derrière, maintenant rue de la Fontaine, passait l'ancienne route de Lodève. La parcelle avait été achetée aux enchères, avec un terrain qui se trouvait à la Rouvière. C'est ainsi que mon trisaïeul décida de bâtir sa maison. Jusque là, il habitait vers le bas du village, dans une maison en location.
Tout ce que je raconte ici, je ne le sais que par tradition orale. J'ignore la date de la construction de la maison. Je sais seulement que ma bisaïeule, c'est-à-dire mon arrière-grand-mère, était enfant lorsqu'elle y entra, et qu'en 1885 ma grand-mère y naquit.
Il dut y avoir un plan, mais on ne sait pas pourquoi, quand la charpente a été placée, on s'est aperçu qu'elle était un peu basse : en effet, au grenier, il faut se baisser pour passer dessous. Il y manque cinquante centimètres.
Le crépi de la maison a été effectué dans les années 1920. Le maçon venait, je crois, de Saint-Félix-de-Lodez. C'était à l'époque du ciment, et il en a mis une épaisseur d'au moins cinq centimètres sur le crépi de la façade. A ce moment-là on cachait les pierres, comme maintenant on les décroûte. Si le propriétaire actuel veut refaire la façade, ça lui coûtera autant pour décrépir que pour recrépir !...
On ne peut pas dire « maison de maître ». C'est seulement une maison du village neuf, une maison de vigneron, de la petite bourgeoisie paysanne. Toutes les maisons de vigneron se ressemblent : très peu hautes, avec un rez-de-chaussée et deux étages, la porte d'entrée ouvrant sur l'escalier et un ou deux portails suffisamment larges pour y faire entrer une charrette.
Evidemment, quand on entre, il y a un bel escalier, pas monumental mais très beau, avec une rampe coulissante en noyer. Tout était toujours joli, en belle matière. De très belles faïences comme pavés, avec des rebords en bois de chêne sur le devant.
Il y avait beaucoup de perte d'espace : rien qu'avec la cage d'escalier qui monte jusqu'en haut, on pourrait faire un autre appartement.
Et puis il y a un genre de hall qui donne sur l'extérieur avec des portes-fenêtres, d'un côté des pièces et de l'autre côté des pièces. Il n'y avait pas de dégagement : c'était pièce dans pièce.
Au premier étage, à gauche, c'était une grande cuisine de 28 m². A côté, une chambre, donnant sur une autre chambre, et un débarras. De l'autre côté il y avait une salle à manger qui devait faire dans les 20 m², et qui donnait dans une chambre de 15 m².
A l'étage du haut, il y avait une pièce ou deux, et le « palhièr » où on mettait toute la provision de fourrage, qu'on ne montait jamais par l'escalier mais toujours par le « pourtanel », qui se trouvait sous le toit, sur l'élévation arrière, dans la rue de la Fontaine. Le « pourtanel » est une grande baie, au-dessus de laquelle pendait, à l'extérieur, une grosse poulie, la « carèle », suspendue à une grosse potence en fer. On montait les balles de fourrage avec une grosse corde de charrette, en chanvre, épaisse de 5 cm. Il y avait un gars ou deux en haut, cinq ou six en bas. Ensuite, pour alimenter le cheval, ce n'était pas compliqué ; il y avait un conduit, comme celui d'une cheminée, qui partait d'en haut, et qui tombait juste sur la crèche du cheval : la « grèpia ». On y mettait la ration de fourrage. Quand ça coinçait, comme c'était haut et qu'il fallait faire toute la descente, on se servait d'une longue barre de bois, avec une fourche au bout, et on poussait jusqu'en bas.
En bas, à gauche c'était l'écurie, qui devait faire 80 m², le sol en terre battue, avec un semblant de cimentage bon marché qui se décroûtait. Là on mettait charrettes, quelques outils agraires. Au fond, il y avait la place du cochon. Et à droite, dans l'écurie proprement dite, c'était la place du cheval, avec un bas-flanc, le fumier derrière, etc. Le fumier restait à l'intérieur. Dans le village, avant l'arrivée du tracteur, c'est-à-dire dans les années cinquante, il y avait encore cinquante deux chevaux. Toutes ces écuries attiraient les mouches...Le fumier se tirait deux fois par an. Disons qu'avant l'été il fallait le tirer, et même désinfecter l'endroit avec de la chaux et un produit spécial, et aérer, avant les grosses chaleurs.
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