Saint Jean de la Blaquière

Le Patrimoine

La Maison Familiale 3

Autour de la maison familiale

Transcription (relue par l'intéressé)
d'un entretien du 14 janvier 2002
avec Jean-Marie BONNEVIALLE,
agriculteur à Saint-Jean de la Blaquière.

Les repas de plantation

J’ai commencé à travaillé à 14 ans, en 1954, et mon premier travail a été de sortir des cailloux pendant 15 jours, derrière les raies, quand on fait les gros charruages. Les vieux disaient : « Allez pitchou !… Ho-hisse !… » Ils étaient contents : « Oh, qu’ils sont forts ! » Moi, toute ma vie j’ai sorti des cailloux. Quand on charrue un terrain neuf, on est dix ou quinze pour faire la raie sur les cailloux. Après, pour sortir les cailloux, on est deux. Et quand on charrue un terrain qui a déjà été « charrué », il reste toujours des cailloux, des racines… Ce que j’ai pu dérouiller ! Maintenant, j’ai une colonne vertébrale, c’est tout un poème. Mais tout le monde y passait : chacun commençait par être l’esclave de ses parents, pour zéro franc. Je n’ai jamais eu la pièce. Ma pièce, moi, c’est quand j’allais travailler à prix fait : mon père me trouvait des prix faits, pour le dimanche matin, à faire des trous à la main, et ça, c’était pour moi.

Il fallait aussi beaucoup marcher. Nous avions 28 parcelles, situées sur 16 km. Quand on n’était pas motorisé, qu’est-ce qu’on pouvait marcher !… On faisait 2 km pour aller à une vigne, on labourait pendant 4 heures, on remontait à midi, 2 km de plus, on faisait boire et manger le cheval d’abord. Mon père disait : « N’y monte pas dessus, il est fatigué ! » - Et moi, alors ?… Et on repartait à une heure et demi, jusqu’au soir.

Ces pauvres chevaux, ils étaient braves comme tout. S’ils avaient été méchants, ils nous auraient bouffés. J’avais écrit quelques vers, en leur honneur, pour le bulletin municipal. Ce qu’ils ont pu boulonner !… Mais on les soignait, parce que si le cheval crevait, pour une famille, c’était la ruine.

On travaillait dur, on ne roulait pas sur l’or, mais finalement on ne manquait de rien et on était heureux. Mon arrière-grand-père, le barbichou, Caisso (« Caïssounet » comme on l’appelait, parce qu’il n’était pas très grand), avait de la propriété (15 à 20.000 pieds), et comme la main-d’œuvre n’était pas chère, il avait un ouvrier. Il prenait aussi le temps d’aller chasser : en période de chasse, il pouvait s’offrir deux ou trois jours dans la semaine, pour se régaler. C’est un pays de chasse, et de braconnage mais pas dans un sens péjoratif : braconner, c’était simplement chasser sans fusil. La chasse était ouverte presque tout le temps. Le gibier ne manquait pas : lapin, lièvre, perdreaux, tout. Le sanglier, c’était plus rare : il y en avait moins qu’aujourd’hui, à cette époque-là.

La chasse, le travail de la terre et les plaisirs de la table, on retrouvait tout ça au moment des repas de plantation. C’était typique : quand on plantait une vigne, on la plantait entre amis, et ça faisait un acte d’amitié. Entre hommes, naturellement !… On n’interdisait pas aux femmes de venir, mais si elles étaient venues, elles n’auraient pas trouvé leur place parce que les sujets de conversation ne dépassaient généralement pas le niveau de la ceinture.

Pour une vigne neuve, quand on était sept ou huit, la plantation durait une journée, rarement deux jours. Et on terminait, le soir, par le fameux repas de plantation, pour remercier tout le monde. On n’achetait rien, ou presque, puisque tout était de production locale, mais ce « presque rien » formait quand même un repas pantagruélique.

Il n’y avait pas un apéritif très long, comme on fait maintenant d’une heure ou une heure et demi en mangeant des couillonnades, et de boire et de boire, et quand on arrive au repas on a un petit peu l’estomac fermé. A ce moment-là, on se mettait carrément à table, on buvait un quina maison, ou un petit vin blanc, ou un petit pastis maison, et on attaquait le vif du sujet. On n’avait pas eu à acheter la charcuterie, parce qu’on la faisait soi-même, en tuant le cochon à la maison.

En plus, comme il y avait du gibier, il n’était pas rare de voir de grands pâtés de lapin ou de lièvre. Je dis grands, parce que ça se faisait en quantité. C’est délicieux. Alors on commençait par ça : jambon, saucisse sèche, et tout ça, en avant.

Souvent, on mettait aussi un poisson. Si on n’en avait pas pêché, habituellement on achetait un saumon, un gros merlan ou quelque chose comme ça, qu’on servait avec de la mayonnaise.

Ensuite, il y avait un civet de lapin ou un bon civet de lièvre. Des viandes, il y en avait tout le temps. En principe il y avait deux sauces.

Ensuite on se reposait, quand même, on parlait, et on buvait… du vin qui n’était pas toujours bon, mais c’était le nôtre.

Après, il y avait le grand vole au vent : l’entrée de Soubès, ou « ragoût d’escoubilles ». C’était fait sur une grande tôle. De la pâte feuilletée, épaisse, le ragoût au milieu, enchapeauté d’un dôme de pâte. C’était servi tout fumant. Chaque convive recevait dans son assiette un grand triangle de pâte, et là-dedans il y avait les ailerons du dindon, du foie de volaille, une poule, des légumes, et des olives, les amellaus, qui donnent un petit goût de violette.

Après ça, il y avait un peu de salade, bien aillée, et puis arrivait le dindon qu’on avait élevé, qui faisait 18 ou 20 livres, et qu’on avait farci. C’était un honneur de le donner au meilleur découpeur, parce que la découpe, c’est tout un art. A cette époque, il y avait toujours la coutume, dans un repas, de laisser à l’homme de la famille invitée le soin, ou l’honneur, de découper le rôti, gigot ou volaille : souvent, ça l’ennuyait parce qu’il n’était pas forcément expert en la matière, et alors on s’en moquait un peu. Aujourd’hui on découpe à la cuisine, mais autrefois on le faisait devant tout le monde, et on montait tout le découpage en posant en mitre le « carastel », la carcasse : ça faisait une belle présentation.

Ensuite il y avait les fromages. Puis les tourtes. En principe, une tourte est un plat salé, servi chaud, avec de la viande à l’intérieur. Mais là, c’étaient des tartes énormes, cuites chez le boulanger, fourrées à la confiture d’abricots. Et enfin arrivait la conque, je ne dis pas la bassine, mais la conque de crème anglaise avec l’île flottante au milieu.

Les gens arrivaient à ingurgiter ça jusqu’au bout. Il y avait même un cousin, ne buvant jamais d’alcool mais ayant toujours faim (pourtant il n’était pas gros), qui coupait du pain pour saucer, dans le fond de la conque, le peu de crème qu’il réussissait encore à y trouver.

Ce repas se terminait vers les trois ou quatre heures du matin. Et le lendemain, il fallait boulonner.

La lucques, ici, j’en ai toujours entendu parlé. Evidemment, avant la création de la confiserie de Saint-Jean de la Blaquière, on citait davantage Saint-Jean de Fos parce que les gros confiseurs étaient là-bas : ils venaient chercher la lucques ici.

Mon père était représentant de lucques, à un moment donné. Il rassemblait les lucques de plusieurs personnes d’ici pour un confiseur d’Aniane. Dans les années 50 ou 60, nous les ramassions pour le confiseur d’Aspiran, dont les successeurs se sont installés à Lézignan-la-Cèbe. On parlait de la lucques plus que de l’olive noire, mais enfin ce n’était pas une grosse affaire. Mon père disait toujours : « Avec la lucques, on paie les vendanges. »

On n’a parlé de l’olive noire, pour l’huile, que pendant la guerre. A ce moment-là, il manquait de matière grasse, et puis il y avait les contrôles économiques : il ne fallait faire ni ci, ni ça (alors que, finalement, ça servait à nourrir l’occupant). Pour broyer l’olive, il n’y a pas grand chose : mon père me racontait que, chez Monsieur Coste, il y avait un vieux fouloir à gros rouleaux dentés, à manivelle, et on passait les olives petit à petit. Il s’était fait un tout petit pressoir, et ma mère avait cousu de petits sacs de jute. D’abord on faisait chauffer cette pâte, il fallait qu’elle soit quand même un peu chaude, et puis il remplissait ces sacs, il les fermait, il les arrangeait bien sous ce pressoir et clac il pressait tout doucement. L’huile coulait dans un grand chaudron, près de la cheminée pour que ça reste à température. Ensuite, on l’entreposait dans des jarres en terre.

Dans les années 1940-1944, tout le monde le faisait, mais comme c’était interdit, il ne fallait pas le dire. J’étais gamin, et quand j’allais avec mon père à la croix, sur la place, qui était le point de rassemblement, je savais tellement qu’il ne fallait pas en parler que, mon petit doigt devant la bouche, je disais devant tout le monde : « Chut ! Il ne faut pas le dire : papa fait de l’huile. »

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